L’Irak propose de soulager les pays qui comptent des djihadistes étrangers dans les camps kurdes en Syrie – la France notamment – en les jugeant sur son territoire. Mais cette proposition a un prix : 2 milliards de dollars. Et elle soulève de nombreux problèmes.
On savait déjà que le jugement de terroristes étrangers en Irak avait un coût, pour les pays concernés, on connaît désormais l’étendue des ambitions de Bagdad sur ce dossier sensible. Selon un responsable irakien, cité par l’AFP sous couvert d’anonymat, la justice irakienne pourrait en effet prendre en charge l’ensemble des djihadistes étrangers actuellement retenus dans des camps kurdes en Syrie « en échange de deux milliards de dollars ». Un autre responsable a confirmé cette information, expliquant que ce montant représentait « les coûts opérationnels » et avait été établi sur la base du précédent de la prison américaine de Guantanamo.
Un millier de combattants, 52 pays concernés
De mêmes sources, on parle d’un millier de combattants et 52 pays concernés.
Cette somme serait ensuite amenée à augmenter, Bagdad se réservant en effet le droit de réclamer « plus d’argent pour couvrir les frais engendrés par leur détention », a ainsi précisé ce même responsable.
Jusqu’à présent, la justice irakienne a jugé des djihadistes étrangers qui avaient combattu sur son sol ou qui avaient fait allégeance à l’Etat islamique ou tout autre organisation terroriste, depuis le territoire irakien. Côté français, c’est par exemple les cas de Mélina Boughedir, Djamila Boutoutaou et Lahcen Guebouj, tous trois condamnés à la prison à perpétuité, soit 20 ans effectifs.
Un premier accord portant sur des armes
Récemment, l’Irak avait aussi accepté de récupérer des djihadistes étrangers présents en Syrie, dans des conditions encore floues. En visite à Paris fin février, le président irakien, Barham Saleh, avait ainsi confirmé l’arrestation de 13 djihadistes français, remis à l’Irak par l’intermédiaire des Forces démocratiques syriennes (FDS). Le dirigeant irakien l’avait justifié par le fait que ces combattants étaient accusés d’avoir « commis des crimes » sur le territoire irakien.
Selon l’expert irakien Hicham al-Hachémi, ce « transfert » entrait déjà dans le cadre d’un accord passé par Bagdad avec certaines capitales étrangères. Le spécialiste avait ainsi évoqué un accord négocié « au plus haut niveau et dans le secret » qui comprenait notamment un volet armement. Selon lui, l’Irak devait recevoir « des armes ultra-modernes et d’importants équipements militaires » en échange de sa collaboration sur le sujet.
Une solution qui soulève de nombreux problèmes
Cette nouvelle proposition marque une étape supplémentaire. Car à en croire ces deux responsables, ce sont bien la totalité des djihadistes étrangers présents en Syrie que l’Irak accepterait de juger. Et ceci, sans même avoir la certitude qu’ils soient tous passés par le territoire irakien – ce qui suffit à les faire inculper – ou qu’ils aient commis des faits répréhensibles en Irak.
Un problème que Bagdad entend contourner allègrement : les autorités irakiennes s’estiment en effet compétentes pour l’ensemble des crimes commis sous le califat autoproclamé de Daech. Or, celui-ci se trouvait géographiquement à cheval sur l’Irak et la Syrie.
De fait, cette solution soulagerait les pays qui comptent des djihadistes dans les camps syriens. Si certains, notamment la Russie et les Etats-Unis, ont commencé à rapatrier leurs ressortissants – pour éviter qu’ils ne se retrouvent dispersés dans la nature à mesure que les Kurdes voient augmenter la difficulté de les prendre en charge -, d’autres sont embarrassés.
Au premier rang desquels la France, qui a tergiversé sur le sujet ces derniers mois, prônant, tour à tour, le cas par cas, le rapatriement massif puis celui des seuls enfants orphelins ou isolés. Ces pays « ont un problème, nous avons une solution », résume l’un des deux responsables irakiens à l’AFP.
Mais cette perspective soulève évidemment de nombreux problèmes juridiques, humains et déontologiques. Et ce d’autant plus qu’en matière de terrorisme, la justice irakienne est plutôt expéditive. En 2018, elle a ainsi condamné plus de 600 étrangers, dont de nombreux à la perpétuité ou à la peine de mort.
Dans ce « deal », la France s’est assurée que la peine la plus sévère serait la perpétuité. Mais qui ne résout en rien les problèmes mentionnés. Au-delà de la sévérité des verdicts, les procès en Irak ne donnent « aucune garantie pour des procès équitables » et présentent « de vrais risques de torture », explique ainsi à l’AFP Belkis Wille, de l’ONG Human Rights Watch (HRW).
Un tribunal international pour régler le problème
Un débat que l’Irak pourrait une nouvelle fois contourner : selon l’un de ces deux responsables irakiens, ces négociations avec la communauté internationale pourraient, in fine, aboutir à la création d’un « tribunal spécial ». Comprendre : sur le territoire irakien, sur le modèle de ce qui a été fait pour le génocide au Rwanda ou pour les crimes de guerre dans l’ex-Yougoslavie.
La proposition a déjà été faite par les Kurdes, qui demandent la création d’un tel tribunal à Kobané, une ville du Nord de la Syrie, symbole de la résistance des Kurdes à l’Etat islamique. Mais la proposition kurde n’a reçu que peu d’écho, car pour les autres pays, elle représente un dilemme insoluble et un casse-tête organisationnel et diplomatique : comment confier à un Etat non constitué et non reconnu par la communauté internationale la gestion d’un tel tribunal?
Si un tribunal international voyait le jour en Irak, cela permettrait d’écarter ce débat. Et répondrait à ceux qui défendent l’idée que les combattants étrangers doivent être jugés dans les pays dans lesquels ils ont commis les faits, là où se trouvent leurs victimes.
Mais là aussi, demeure un piège : la peine de mort, reconnue en Irak et que Bagdad souhaiterait voir appliquer dans ce cas. Pour les pays occidentaux – ceux de l’Union européenne en tête, et pour l’ONU de surcroît – comment valider, soutenir et appuyer un tel tribunal international dans un pays qui reconnait la peine de mort?
Toutes ces questions sans réponse conduisent à penser que le sujet des djihadistes étrangers est loin d’être résolu. Pour l’heure, les pays concernés, dont la France, espèrent temporiser. Tant que les Etats-Unis n’ont pas retiré leurs soldats et tant que les Kurdes gèrent, tant bien que mal, les camps, le statu quo est devenu une doctrine diplomatique. Preuve en est : selon l’un des deux responsables irakiens, aucun pays membre de la coalition international n’avait, jeudi, répondu à la proposition de Bagdad.