Début Societe « Apéros de la mort » : des rencontres pour « sortir le deuil du silence »

« Apéros de la mort » : des rencontres pour « sortir le deuil du silence »

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Nés en Suisse, les « apéros de la mort » s’implantent doucement en France. Le concept : discuter de la mort et du deuil à l’heure de l’apéro, pour briser les tabous. Le JDD s’est rendu à la troisième rencontre du genre à Paris.

Ils sont 18, réunis autour de plateaux de fromage et de charcuterie. Ce sont des femmes, pour la plupart. Beaucoup ont vingt, trente ans. Ce jeudi soir, ils ont quitté leur bureau ou leur amphi d’étudiant pour venir discuter, un verre à la main. Le cadre est joyeux, les fauteuils colorés, le design épuré. Ce pourrait être un apéro comme un autre. Mais dans celui-ci, on parle de la mort, du deuil, des enterrements, de la maladie. C’est un « apéro de la mort ».

Pourquoi vouloir évoquer ce sujet sombre, au risque des réveiller des douleurs enfouies? L’idée peut sembler sinistre. Mais Sarah Dumont, journaliste passionnée par cette thématique et créatrice du site Happy End, veut prouver le contraire. Pour elle, « on peut parler de la mort à l’apéro et ce n’est pas pour cela qu’on passera un mauvais moment ».

Des conversations mortelles venues de Suisse
Le concept a été créé en 2004 par le sociologue et anthropologue suisse Bernard Crettaz. Son ambition : « sortir la mort du silence », la débarrasser des tabous et des interdits, rappeler que la mort fait partie de la vie. Depuis, les « deaths cafe », « cafés deuils » ou encore « tisanes mortelles » ont essaimé un peu partout, particulièrement dans le monde anglo-saxon.

En France, ces rencontres étaient confidentielles. Sarah Dumont a décidé de les relancer, alliée à Sophie Poupart-Bonnet, coach accompagnante de deuil. Par provocation, la journaliste a choisi un nouveau nom : « apéro de la mort ». Presque un oxymore. « Parce qu’on prononce rarement le mot ‘mort’, on utilise toujours des euphémismes. »

Tout part d’un constat : « Bernard Crettaz s’est rendu compte que la mort est confinée aux cercles médical ou familial », explique Sarah Dumont. Par convention, par pudeur ou manque de code, on parle peu de la mort. Alors, trop souvent, les personnes endeuillées ou malades doivent vivre cette épreuve seules, terrées avec leur douleur et leurs secrets. « Non seulement elles ont perdu un proche, mais elles sont aussi livrées à elles-mêmes », déplore Sophie Poupart-Bonnet.

La maladie, l’enterrement, le deuil… « On y pense quand il est trop tard, relève Sarah Dumont, parce qu’en parler suscite malaise et angoisse. » D’ailleurs, « on voudrait ne plus y penser du tout, reprend Sophie Poupart-Bonnet. Le deuil est lent et long. Or, nous sommes dans une société de rapidité, de performance, où il ne faut pas montrer sa faiblesse, et de rapidité. » Une société où la mort a été reléguée à un problème individuel et secret.

Parler de ces deuils qui ne passent pas
Ce soir-là, le démarrage est timide mais, peu à peu, les langues se délient. Plusieurs décrivent leur cheminement dans le deuil. Une jeune femme raconte comment un voyage en Indonésie a transformé son regard sur la mort. Assister aux rites funéraires uniques du peuple toraja lui a permis d’effacer la « colère » qui l’étreignait depuis la mort de son père. « La mort est partout dans leur univers », explique-t-elle.

Il y avait beaucoup de monde à l’enterrement de mon père, mais je ne me suis jamais sentie aussi seule.

La conversation glisse vers le tabou qui entoure la mort et le deuil. « Il y avait beaucoup de monde à l’enterrement de mon père, mais je ne me suis jamais sentie aussi seule », chuchote une autre jeune femme. Une pause. « Désolée, je suis la seule à pleurer. »

Lorsque ses collègues lui posent de banales questions sur ses parents, Charlotte ment, botte en touche. « Je n’ai pas de problème à parler de ma mère à mes proches, observe-t-elle, mais au travail, c’est différent. » Peur de plomber l’ambiance, de lire la pitié dans leurs yeux. « Quand on accepte la mort, on doit accepter le regard des autres, poursuit-elle. Il est dur ce regard, il revient tout le temps. »

Confidences l’air de rien
D’une rencontre à l’autre, selon le profil et les envies des participants, les thèmes abordés peuvent être radicalement opposés. Cette fois-ci, beaucoup côtoient la mort au quotidien, dans leur travail ou leur engagement associatif. Alors, la discussion bifurque vers des réflexions plus générales, sur la fin de vie ou les directives anticipées.

Lugubre, cet apéro? Finalement, pas vraiment. Chacun s’écoute, sans jugement ni pathos. « J’ai très peu de souvenirs des funérailles de ma mère, confie Charlotte, mais je me souviens avoir pensé à des trucs débiles! Son énorme diamant par exemple… Franchement, c’est hor-rible! » Cette fois-ci, on rit franchement. Reste l’intuition que ces confidences l’air de rien signifient beaucoup.

Chacun vient déposer ce qu’il a envie de déposer.

Deux heures plus tard, que retirer de ces échanges? Sarah Dumont et Sophie Poupart-Bonnet le répètent : leur apéro n’a aucune prétention thérapeutique, mais ces discussions informelles, type café du comptoir, peuvent soulager. Dans l’assistance, il y a ceux qui interviennent, ceux qui se font plus discrets, ceux dont on sent qu’ils ne disent pas tout. « Chacun vient déposer ce qu’il a envie de déposer », conclut Sarah Dumont.

Pas sûr, cependant, que ces discussions sur le pouce suffisent à extirper la mort du silence. Alors, pour toucher un public plus large, y compris ceux pour qui parler de la mort est impensable, Sarah Dumont compte proposer ces apéros en séminaire d’entreprise.

Avant de s’éclipser, beaucoup échangent des conseils, des contacts ou des références de bouquins. « A vrai dire, je ne m’attendais pas du tout à parler, je croyais que c’était une conférence! rit Charlotte. Mais c’était un super moment, savoir qu’on n’est pas seul, ça fait du bien! » Une participante résume : « La mort, on ne meurt pas d’en parler. »

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