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Eau : L’imbroglio Suez Veolia

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Trois mois après l’irruption de Suez et Veolia au centre de l’actualité, le dossier continue d’agiter en coulisses et dans les journaux patronaux. Au-delà des guerres entre dirigeants, cette affaire illustre le décalage entre la sphère patronale et les enjeux écologiques majeurs.

L’affaire s’ouvre fin août 2020 avec les 3 milliards d’euros mis sur la table par Veolia, multinationale de la gestion de l’eau et des déchets, pour racheter une partie de Suez, son concurrent direct, détenue par Engie, multinationale de l’énergie. Une vente validée par Engie le 5 octobre. L’objectif à terme de Veolia est d’acheter le reste des parts de Suez, pour près de 10 milliards d’euros.

L’opération doit prendre plusieurs mois. Entre temps, il faut passer outre des offres concurrentes de deux sociétés d’investissements, d’éventuelles réticences de l’Autorité de la concurrence, et la suspension de la vente du 1er bloc, prononcée par le tribunal judiciaire de Paris. « Le calendrier est maintenu, la reprise de la part d’Engie est toujours prévue dans [d]es délais [de dix à douze mois] » déclarait fin octobre Estelle Brachlianoff, la directrice générale adjointe de Veolia.

Des décennies d’entente et de corruption

Cette bataille ne tombe pas du ciel. Les ancêtres de ces deux entreprises, La Générale des eaux pour Veolia et la Lyonnaise des eaux pour Suez, gèrent une partie de notre eau depuis le 19e siècle. Depuis lors, des décennies d’entente entre les multinationales, de commissions occultes, de rétrocommissions, de corruption, d’emplois fictifs et de contrats à durée interminables ont rendu les canalisations en France vétustes et l’eau toujours plus chère. L’emblématique patron voyou multirécidiviste Jean-Marie Messier siphonnait ainsi l’argent du contribuable via l’Irlande. Résultat, un litre d’eau sur cinq est aujourd’hui gaspillé en fuites.

Ce n’est pas la première fois qu’une entreprise tente de prendre le contrôle de l’autre : une tentative de rachat dans le même sens a eu lieu en 2006 et dans le sens inverse en 2012.

Cette fusion serait évidemment dommageable en terme d’emplois. Il s’agit de l’un des principaux arguments de Suez dans la bataille d’influence qui se joue. La multinationale oublie de mentionner qu’elle en a elle-même supprimé 2000 en France entre 2016 et 2019. Avec cette fusion, 2 000 à 2 500 pourraient être supprimés chez Suez selon Wilhem Guette (CGT). Un cadre du groupe évoque le chiffre de 3000. Parmi les autres risques, l’avenir des 750 salariés du siège de Suez, par exemple, ou encore des milliers d’emplois chez Engie.

Macronisme et affairisme ont fusionné

Dans cette bataille, le rôle de l’État interroge. Dès l’apparition du dossier, Jean Castex approuve l’opération, répondant qu’elle « fait sens » à la question d’un journaliste. Plus tard, Bruno Le Maire prend une position plus timorée, puis les représentants de l’État finissent par voter contre le rachat lors du Conseil d’administration d’Engie du 5 octobre.

Cependant, Mediapart écrit le lendemain que le secrétaire général de l’Élysée en personne, « Alexis Kohler a téléphoné aux représentants de la CFDT pour leur demander de ne pas participer au vote ». « Ce que nous confirmaient deux autres témoins par la suite », ajoute le journal. Le départ de la salle de ces deux représentants a permis de faire basculer le vote. Le surlendemain, cet épisode trouble a amené le député insoumis Adrien Quatennens à demander une commission d’enquête sur le rôle de l’État au micro de France Info.

Ce double jeu potentiel s’explique facilement. En macronie, royaume des conflits d’intérêts et des aller-retour public-privé, grands patrons et serviteurs de l’État se connaissent et se confondent. Antoine Frérot, PDG de Veolia est un soutien de la première heure d’Emmanuel Macron. Pour l’aider dans ce dossier, il a à ses côtés Alain Minc, autre allié de longue date du président. Parmi ses conseillers également, David Azéma, ancien patron de l’Agence des participations de l’État, qui avait fait gagner 30 millions d’euro à Bank of America-Merrill Lynch, pour l’opération de mise en bourse de 0.5% du capital de GDF Suez, dans un conflit d’intérêt manifeste. Côté Suez, l’entreprise est conseillée dans ce dossier par Grégoire Chertok, ancien collègue d’Emmanuel Macron chez Rothschild.

Une bataille contre l’eau bien commun

La bataille entre grands patrons éclipse en réalité la bataille majeure qui se joue autour de l’eau, celle entre la gestion publique et la délégation au privé. En France, la gestion publique de l’eau est majoritaire en nombre de contrats (mais pas en nombre d’habitants) : elle compte environ 21 000 régies contre 7200 contrats délégués au privé. Ces derniers correspondent à 60 % de la population. La proportion de contrat gérée par le privé diminue d’année en année : depuis l’appel de Varages, en 2000, contre la marchandisation de l’eau, le mouvement de retour en gestion publique est en cours en France et en Europe.

Après les élections municipales de 2020, le privé sort affaibli. À Lyon par exemple, la majorité élue avec le soutien d’EELV et de la France insoumise va reprendre à Veolia la gestion de l’eau. « La régie publique est une manière de gérer collectivement un bien commun, de rebâtir un projet public dans un bassin de vie autour de la ressource en eau qui prenne en compte tous les domaines de l’activité humaine, l’urbanisme, la biodiversité, la forêt, l’agriculture… Tout est intimement lié et seule une entité publique qui sert l’intérêt général peut coordonner ce travail », expliquait récemment au journal Reporterre Gabriel Amard, coprésident de la Coordination eau bien commun France et porte-parole de la France insoumise sur la question de l’eau.

Le modèle défendu par Veolia et Suez va à l’opposé de cette idée. Veolia s’était même battu contre la loi qui interdit les coupures d’eau et les baisses de débits en cas d’impayés pour les personnes en difficulté. À moyen terme, l’enjeu essentiel est l’urgence écologique. La question de l’eau y joue un rôle majeur : les pénuries et les inondations qui se multiplient sont les deux faces d’une même pièce, le dérèglement climatique.

Suez et Veolia ont conscience de cet enjeu et mènent une campagne pour faire croire que le privé serait plus apte que le public a y remédier. « Dans les dix ans qui viennent, la problématique de l’innovation et de l’investissement va devenir essentielle. On va entrer dans une phase active propice aux opérateurs privés », affirmait dernièrement Olivier Brousse, directeur stratégie et innovation de Veolia. Or ni Suez, ni Veolia ne se sont distinguées par le travail d’ampleur de renouvellement des réseaux de canalisation lors des délégations de service public. Sans parler de l’argent gaspillé par la gestion privée, comme les 2 millions d’euros qu’empoche chaque année Antoine Frérot, le patron de Veolia.

Face à l’urgence, seule une planification démocratique de la rénovation des réseaux, de la fin de l’artificialisation des sols et de la modulation des prix de l’eau en fonction des usages sera à même de faire face à l’enjeu de la bifurcation écologique.

Côme Delanery

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